Sabotage littéraire contre frénésie sondagière
Il y a quelques temps, je reçois un courriel de TNS SOFRES. Mon adresse confiée à un service public d'Etat a donc été vendue, ou pire transmise gracieusement, à un institut de sondage privé sans qu'à aucun moment je n'en ai donné l'autorisation ! Cette intrusion est-elle devenue banale au point que le poing d'exclamation révolté par lequel je viens de clore cette phrase indignée ne se justifie plus ? À l’heure où le monde entier s'exhibe à poil sur fesse-bouc, est-ce être un cromagnon archaïque que de m'indigner (c'est à la mode pourtant parait-il) ou mieux encore de chercher des moyens de lutte contre les incessantes incitations à la volubilité sondagière, à l'alimentation de cette logorrhée statistique qui substitue au peuple une fiction de papier ?
Bonjour,
A la demande de l’Agence du service civique, TNS Sofres met en place un dispositif d’études auprès des jeunes s’étant inscrits sur le site Internet
www.service-civique.gouv.fr pour connaître leurs perceptions et leurs attentes.
Dans un objectif d’optimisation de ce qui existe déjà, votre participation à cette étude nous est très précieuse afin de mieux connaître vos attentes à l’égard du Service civique et de son site web.
La participation à cette étude dure environ 15 minutes.
Pour y participer, rien de plus facile, cliquez sur le lien ci-dessous !
TNS Sofres garantit le caractère strictement anonyme et confidentiel de toutes vos réponses, conformément à la Loi Informatique et Libertés, CNIL 480013
L’Agence du Service civique et TNS Sofres vous remercient d’avance de votre participation.
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à l’adresse e-mail ci-dessous :
enquete.tns-sofres.servicecivique@tns-sofres.com
Je suis personnellement scandalisé par ces sollicitations incessantes de sociétés privées pour participer à ces simulacres de démocratie directe que constituent les sondages. Déjà que le papotage sur ces chiffres farfelus envahit la presse et les conversations... Recevoir de telles sollicitations par téléphone ou par mail sonne alors comme un écho intrusif, dans l'espace de l'intime, d'un phénomène qui impacte l'ensemble de la société, en produisant de fausses représentations d'elle-même.
Dessin de Deligne Les sondages ne sont que le paravent pseudo-démocratique de la construction marchande d'une "opinion" mythifiée dont usent les pouvoirs politiques et économiques pour légitimer leurs choix et leurs orientations. Cette entreprise de quantification et de mesure des représentations collectives par une batterie de techniques, statistiques et par un dispositif industriel privé "d'étude de l'opinion" constitue une dangereuse confiscation du suffrage universel. La perversité de ce simulacre de consultation démocratique est qu'il ne prend pas, comme le prétendent mordicus les laquais du capitalisme cognitif, "une photographie de l'opinion", mais qu'il crée cette dernière de toutes pièces. À environ un an de l'élection présidentielle de 2012, jusqu'auxquelles nous serons sans cesse abreuvé-e-s des sondages les plus absurdes, administrés par les méthodes les plus douteuses, il est nécessaire de relire Pierre Bourdieu :
"Les problématiques qui sont proposées par les sondages d'opinion sont subordonnées à des intérêts politiques, et cela commande très fortement à la fois la signification des réponses et la signification qui est donnée à la publication des résultats. Le sondage d'opinion est, dans l'état actuel, un instrument d'action politique ; sa fonction la plus importante consiste peut-être à imposer l'illusion qu'il existe une opinion publique comme sommation purement additive d'opinions individuelles ; à imposer l'idée qu'il existe quelque chose qui serait comme la moyenne des opinions ou l'opinion moyenne. L'« opinion publique » qui est manifestée dans les premières pages de journaux sous la forme de pourcentages (60 % des Français sont favorables à...), cette opinion publique est un artefact pur et simple dont la fonction est de dissimuler que l'état de l'opinion à un moment donné du temps est un système de forces, de tensions et qu’il n’est rien de plus inadéquat pour représenter l'état de l'opinion qu'un pourcentage.
On sait que tout exercice de la force s'accompagne d'un discours visant à légitimer la force de celui qui l'exerce ; on peut même dire que le propre de tout rapport de force, c'est de n'avoir toute sa force que dans la mesure où il se dissimule comme tel. Bref, pour parler simplement, l'homme politique est celui qui dit : « Dieu est avec nous ». L'équivalent de « Dieu est avec nous », c'est aujourd'hui « l'opinion publique est avec nous ». Tel est l'effet fondamental de l'enquête d'opinion : constituer l'idée qu'il existe une opinion publique unanime, donc légitimer une politique et renforcer les rapports de force qui la fondent ou la rendent possible."
Dans ce texte de 1972 intitulé "L'opinion publique n'existe pas", Pierre Bourdieu démonte tous les mécanismes de production de cette fiction antidémocratique qu'est l'opinion. Nous ne reviendrons pas ici sur le contenu de la critique bourdieusienne des sondages.
Les lecteurs curieux peuvent lire l'intégralité du texte ici.Ce qui nous intéresse ici, c'est comment retraduire politiquement les armes de la critique sociologique en pratiques individuelles et/ou collectives de résistance. Nous avons expérimenté deux des options qui s'offrent aux individus sondés récalcitrants : l'objection d'opinion ou le sabotage sondagier.
L'objection d'opinion : Nous désignons par cette formule, empruntée au vocabulaire anti-militariste et inspirée de l'idée d'objection de conscience, le refus systématique de participer à toute forme de sondage ou d'enquête d'opinion. C'est un réflexe de résistance légitime et efficace pour tous-tes celles et ceux qui considèrent que les sondages constituent non seulement un gaspillage d'argent public mais aussi une forme pernicieuse d'orientation du scrutin. Cette pratique repose sur l'idée selon laquelle la défense de la liberté de conscience et de la liberté d'expression impliquent aussi le droit fondamental de chacun à ne pas avoir d'opinion et/ou à ne pas souhaiter l'exprimer. Droit qui a souvent tendance à être oublié dans les milieux très politisés, où le travers est bien souvent de prendre position à tout prix au sujet de tout, quitte à se tromper lourdement. Cette méthode de l'objection d'opinion est d'une grande efficacité dans la lutte contre l'illusion démocratique sondagière en ce que son universalisation aboutirait à l'abolition pure et simple des sondages. Elle a cependant ses limites. Celle qui, parmi ces limites, nous questionne tout particulièrement est l'exercice d'une forme pernicieuse et indirecte de violence à l'encontre de salarié-e-s précaires et sous-payé-e-s des instituts de sondage. Au-delà des formes plus ou moins raffinées de violence verbales qui surgissent parfois spontanément quand on est harcelé au téléphone, la manifestation la plus problématique de cette violence s'exprime de manière économique et indirecte. En effet, dans ce milieu professionnel impitoyablement régi par la concurrence, la rémunération des salariés est bien souvent indexée sur leurs résultats par une compétition permanente entre les exploités. L'objection d'opinion est-elle compatible avec la solidarité envers les exploités de l'industrie du questionnement formaté ? Et surtout n'y a-t-il pas, en outre, des moyens plus ludiques et offensifs de lutter contre les sondages ?
Image aperçue au pochoir sur les murs de Paris. Le sabotage sondagier : Cette stratégie consiste à participer à un sondage non pour exprimer son "opinion", mais dans le but explicite de saboter l'enquête en produisant de fausses données, en mentant sur les informations transmises, en faisant perdre du temps aux enquêteurs, en les incitant à la grève, etc. Si ce moyen de lutte peut être chronophage, il est très agréable de manière ponctuelle, pour briser un peu la monotonie de cette forme ascétique de lutte contre les sondages que constitue l'objection d'opinion. Il est bon parfois que la critique et la lutte s'expriment de manière ludique, afin que ces dernières ne se résument pas à une somme de routines intellectuelles et militantes qui laissent souvent peu de place aux expérimentations individuelles et collectives. Sabotage sondagier et objection d'opinion ne se contredisent pas, ils constituent deux stratégies distinctes qui peuvent néanmoins être utilisées simultanément et/ou successivement. Plusieurs méthodes de sabotage sondagier sont possibles, et toutes ont leurs avantages et leurs inconvénients :
- Cocher systématiquement "ne se prononce pas" ou "ne sais pas". Cette stratégie s'inscrit dans la continuité directe de l'objection d'opinion. Revendiquer le droit de ne pas avoir d'opinion au sujet d'une question que l'on ne s'est d'ailleurs bien souvent jamais posée. L'inconvénient de cette méthode est que l'impact sur le sondage est limité, et que les non réponses sont systématiquement ignorées par les commanditaires des sondages (presse, partis politiques, etc.).
- Produire des profils sociaux et électoraux totalement caricaturaux tout en optant pour des réponses extrêmes et incohérentes à toutes les questions fermées dans le but de produire des absurdités hilarantes : un-e électeur-rice frontiste juif-ve opposé-e à la loi Gayssot, un-e fonctionnaire militant-e au NPA qui trouve que "Brice Hortefeux dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas", un-e catholique intégriste favorable au mariage homosexuel, etc. Outre le côté ludique de la chose, son application à grande échelle pourrait générer toutes sortes de sondages aux résultats farfelus. Le plus aisé à truquer, bien sûr, étant les sondages d'intention de vote. Imaginez un peu l'effet d'un sondage saboté annonçant que 85% des sympathisants de l'UMP ont l'intention de voter pour DSK au premier tour ! Un gigantesque gagatentat rocambolesque reposant sur la technique du sabotage sondagier tel que celui-ci pourait avec humour poser des questios politiques complexes. Le bémol, c'est que ce mode de protestation n'est efficace qu'avec un minimum de coordination collective. Saboter un sondage seul-e, aussi absurdes soient nos réponses, cela reste y répondre tout de même, et donc in fine ne pas le saboter. Cette méthode nécessite donc de cibler un site et/ou un institut de sondage, d'avoir une idée du volume de l'échantillon et de réunir assez de monde pour que l'impact sur le sondage soit significatif. En cela le sabotage sondagier requiert une organisation collective, alors que l’objection d’opinion peut être un mode de résistance strictement individuel.
- Parasiter les éléments qualitatifs du sondage en y introduisant des appels à l'insoumission. Méthode que l'on pourrait qualifier de "romantique" mais qui au final vaut bien les autres, tant en terme de plaisir de lutter qu'en terme d'efficacité. Ici c'est la dimension littéraire du sabotage qui importe, l'action s'adresse d'abord à l'enquêteur-trice. Elle est ue tentative désespérée de susciter une émotion esthétique et une réflexion politique. J'ai essayé cette méthode dans la partie qualitative du sondage sur le service civique pour lequel j'ai été sollicité. Voici le message laissé en réponse dans la partie qualitative de l'enquête :
J'effectue une mission de service civique dans une association oeuvrant dans le domaine du travail social. Je trouve que le site manque d'offres, que le nombre de non réponses des recruteurs est élevé. Mais par dessus tout je pense que tu en a vraiment ras le bol de lire des conneries pareilles à longueur de journées.
----Message pirate : attentats littéraires farfelus pour l'abolition du pouvoir et des hiérachies.
Salut à toi, besogneux-euse larbin-e chargé-e de dépouiller les résultats de cette enquête !
J'imagine que les journées sont longues à farfouiller les données et lire les inepties pondues par les "généreux volontaires". J'espère t'offrir au milieu de ce fastidieux travail un petit moment de rire, de surprise, d'inattendu, bref un moment de lecture, et non de traitement mécanique de cette chimère insaisissable que tu chasse en vain : l'opinion.
En fait, ce que je pense du service civique, c'est la dernière de tes préoccupations. Tu t'en fous complètement et tu as bien raison, tu te coltines juste le boulot pour gagner ta croûte... Je t'imagine le cul sur une chaise, les yeux rivés sur l'écran dans une saloperie d'open space. Je pourrais être à ta place, nous sommes tous prisonnier-ères de l'absurdité de tâches monotones et aliénantes. Tous soumis-es à d'innombrables "supérieur-es" sourcilleux-euses et zélé-es.
Alors profites, évades-toi, prends un pause, fermes les yeux, rêves, flânes, vas boire un café, discuter avec un-e collègue, cesses de travailler quelques minutes... N'est-ce pas absolument délicieux ? C'est ça la liberté. Et si cette pause durait pour toujours ?
Voilà pour l'état actuel de mes expérimentations sur les formes individuelles et collectives de résistance à la frénésie sondagière. J'espère que cette petite réflexion vous incitera, à la prochaine sonde que l'industrie du questionnement formaté tentera de vous introduire dans l'opinion, à répondre par l'objection d'opinion et le sabotage sondagier...
Texte : Anarchiste anonyme
Images : Henry Lafourche